Aux États-Unis, le Parti démocrate comme le Parti républicain organisent des élections primaires afin de désigner leur candidat à la présidentielle. Pour le président sortant, il est d’usage que la compétition soit faible. Il n’affronte en général qu’un seul adversaire, qui est le plus souvent un inconnu du grand public. Assuré d’être réinvesti, le sortant rend surtout hommage à un formalisme électoral. C’est encore le cas cette année : Joe Biden "fait face" à Dean Philips, homme d’affaires et représentant du Minnesota. Le président a à ce jour obtenu 1 497 délégués sur les 1 968 nécessaires ; son adversaire, aucun.
En règle générale, la course est nettement plus disputée au sein du parti qui se trouve dans l’opposition. Ce fut par exemple le cas en 2020 au sein du Parti démocrate, quand Joe Biden a dû batailler pour devancer plusieurs concurrents de poids comme Bernie Sanders et Elizabeth Warren.
Cette fois, la donne est différente. Pour le Parti républicain, la compétition aura été quasiment aussi réduite que dans le camp d’en face. Les quelques personnalités ayant brigué l’investiture contre Donald Trump ont toutes jeté l’éponge, la dernière en date étant Nikki Haley, l’ancienne gouverneure de la Caroline du Sud et ambassadrice aux Nations unies, dont on vient d’apprendre le retrait à l’issue du "Super Tuesday".
Une fin de match rapide
Les élections primaires ne se tiennent pas toutes le même jour. Chaque État ou territoire vote selon un calendrier propre, entre les mois de janvier et juin précédant les élections générales qui se tiennent, elles, au mois de novembre.
Ce qu’il est convenu d’appeler depuis 1984 le "Super Tuesday" tombe le premier mardi de mars. Ce jour-là, les primaires sont organisées simultanément dans une quinzaine d’États. Un vote qui, dans chaque État, détermine le nombre de délégués qui participeront à la désignation finale. Durant l’été, une convention investira dans chaque parti le candidat qui portera ses couleurs à la présidentielle. Le 5 mars 2024 a donc été une journée décisive puisque 36 % des délégués républicains (865) ont été élus, pour un seuil de majorité de 1 215 délégués.
Dans une configuration à deux concurrents, les primaires ne pouvaient que déboucher sur un prompt résultat. La raison ? Le principe du "winner-takes-all" (le gagnant emporte tout), qui accorde au candidat arrivé en tête l’ensemble des sièges, parfois avec une condition de seuil (50 %, 67 % ou 80 % des suffrages exprimés selon les cas). Une règle qui engendre autant de victoires écrasantes que de défaites cinglantes. Dès la première primaire dans le New Hampshire, après le caucus de l’Iowa, Donald Trump avait réalisé une excellente opération politique avec les retraits de tous ses opposants aux primaires à l’exception de Nikki Haley. S’ils s’étaient maintenus, ils auraient retardé le franchissement par l’ancien président du seuil fatidique des 50 % des délégués à la convention.
Le nombre de délégués est attribué selon des règles édictées au niveau local. Douze des quinze États concernés par ce "super mardi" appliquent une version de la règle du "winner-takes-all". Les plus déterminants sont le Texas (161 délégués) et la Californie (169 délégués). Évidemment, cette règle a peu l’occasion de s’appliquer lorsqu’il y a trois ou quatre adversaires. Mais en présence de deux candidats seulement, c’est un couperet.
Pour le Parti républicain, peu de configurations sont comparables à celle de 2024. En 1996, Bob Dole, Pat Buchanan et Steve Forbes étaient les trois principaux concurrents : le sénateur Dole avait réuni suffisamment de délégués dès le 19 mars. En 2000, après deux mandats de Bill Clinton, les Républicains devaient choisir entre George W. Bush, John McCain et quatre petits candidats. Bush Jr. avait obtenu sa majorité de délégués le 14 mars. En 2012, après un mandat d’Obama, se présentaient quatre candidats d’envergure nationale (Mitt Romney, Rick Santorum, Rand Paul et Newt Gingrich), ce qui explique l’atteinte tardive, par Romney, du seuil de délégués nécessaires (29 mai). Enfin, en 2016, quatre têtes d’affiche nationales se disputaient l’investiture : Donald Trump, Ted Cruz, Marco Rubio et John Kasich. Le futur président n’avait franchi la ligne majoritaire que le 26 mai.
La stratégie prudente de Nikki Haley
À l’approche du Super Tuesday, elle n’avait gagné que dans le District of Columbia (Washington DC), par 62,8 % des suffrages (1 274 voix). Celui-ci lui était acquis car il abrite l’establishment républicain anti-Trump. Sa tournée de campagne se solde par une déception. Elle avait ciblé les États suivants : Minnesota, Colorado, Utah, Virginie, Caroline du Nord, Massachusetts, Vermont. Mais les tableaux de résultats ne sont pas à la hauteur de ses espoirs.
Si l’on compare les scores obtenus par Donald Trump en valeur relative (pourcentage de voix) et absolue (nombre d’électeurs) depuis 2016, des enseignements se dégagent. Rappelons que n’ont été retenus ici que les États impliqués dans le Super Tuesday. Malgré des scores confortables, Trump aura vu son électorat se démobiliser dans les États ruraux de l’Alabama, de l’Arkansas et de l’Oklahoma (les scores de l’Utah ne sont pas comparables car ce fut un caucus en 2024 et une primaire en 2020).
Arrivée en tête dans le Vermont (49,9 %), Nikki Haley a réussi deux fois mieux qu’escompté en Virginie et dans le Minnesota. Il est vrai que ces deux États ont en commun d’avoir des primaires ouvertes (autrement dit, tous les électeurs peuvent y voter, pour autant qu’ils n’aient pas participé à la primaire démocrate). On trouve aussi dans ces États une population urbaine éduquée et d’actifs foyers anti-Trump. Haley a fait de bons chiffres dans le Colorado et le Massachusetts (33,5 % et 36,8 %), mais du fait de la règle du "winner-takes-all", elle n’y a obtenu aucun délégué. Dans l’Utah, la communauté des Mormons, dominante dans cet État, est hostile à Trump. Haley y a récolté plus de 40 % des suffrages, l’un de ses meilleurs scores.
Le détail des résultats montre également une autre faille du candidat Trump. Partout où les indépendants ou électeurs non affiliés ont pu voter, Nikki Haley a réalisé un meilleur score qu’annoncé par les sondages. Les banlieues, plutôt acquises à Trump en 2016, lui sont aujourd’hui plus rétives : deux tiers des électeurs y sont dans le camp de l’alternative à Trump. Or la moitié de l’électorat général vit en banlieue, ce qui n’est pas de bon augure pour l’ancien président.
Enfin, la part des jeunes diminue dans ses soutiens : elle passe de 37 % en 2016 à 29 % aujourd’hui. Haley, quant à elle, a déjà fait savoir qu’elle ne se sentait pas tenue de soutenir le candidat investi.
Donald Trump, "outsider-in-chief"
Trump est entré dans le Super Tuesday en ayant marqué des points significatifs. Il avait obtenu le retrait de ses concurrents aux primaires Tim Scott et Vivek Ramaswamy. Quant à Ron DeSantis, il a jeté l’éponge faute de soutien et fonds suffisants. Tous se sont officiellement ralliés à lui. En égrenant une longue liste de vice-présidents potentiels, il tient les cadres du parti en haleine, notamment Tulsi Gabbard, pro-russe et ancienne Démocrate, Byron Donalds, ancien membre de la coalition conservatrice et antifiscale du Tea Party, ou Kristi Noem, gouverneure du Dakota du Sud aux valeurs rurales et traditionalistes.
Autre enseignement : la réduction du nombre d’adversaires de l’ancien président n’aura pas permis de coaliser un front contre lui au sein du Parti républicain. Nikki Haley elle-même ne s’est pas distinguée par sa prise de risques. Elle a fortement limité ses publicités négatives ou propos hostiles à l’égard de son concurrent. Elle n’est pas allée beaucoup plus loin que le qualifier d’"instable" ("unhinged") ou de l’associer au "chaos". En outre, elle n’a su promouvoir aucun slogan de campagne marquant. Son "Make America Normal Again" est resté confiné au cercle de ses aficionados. La veille du Super Tuesday, elle déclarait encore "ne pas être anti-Trump". Quant à son programme, qu’il s’agisse de l’immigration, de l’avortement ou de l’économie, il ne se démarque pas suffisamment pour être considéré comme une alternative. Elle ménage un électorat qu’elle pourrait conquérir en 2028, lorsque la succession au Parti républicain sera plus ouverte.
Après avoir déployé une stratégie d’outsider en 2016, Trump aura réussi un tour de force : avoir le contrôle du parti sans apparaître comme un représentant de l’establishment. Se présenter comme un outsider tout en étant un président sortant faisait déjà partie de sa stratégie en 2020. Fait notable cette année : il aura placé sa belle-fille, Lara Trump, en position d’obtenir un poste clé à la direction du Parti républicain. Les cadres de cette formation politique se rangent de plus en plus derrière lui. Non par conviction mais parce qu’il est le candidat soutenu par les électeurs. Un signe que le choix populaire, même par défaut, prévaut encore dans la démocratie américaine : pour le meilleur et pour le pire.
Elisa Chelle, Professeure des universités en science politique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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